Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
lettres inecrites
20 mars 2012

Tant que fleuriront les coquelicots


coquelicot-ok



"Tant que fleuriront les coquelicots" (de Patricia Oszvald, roman, à paraître)
 
(...)
- Maman ?
- Euh… je… oui…
- Tout va bien ? Tu es pâle comme un linge ! Ça va ?
- Oui, ça va… c’est juste que… je… enfin – elle sourit, heureuse – il y a un changement de programme, je crois… je pense… enfin, je ne sais pas…
- Ça me semble bien compliqué, ce programme ! Bon, laisse tomber ce que tu crois et ce que tu penses ; y’a du changement ? C’est quoi ? Vous allez au resto, c’est ça ?
- Ben, je ne sais pas…je crois que…
- Maman !
- Oui, pardon ; je parle trop, je sais. Oui, y’a changement de programme ; ça ne te dérange pas ?
- Ben, non ; pourquoi ça me dérangerait ! Vous sortez, vous sortez ; ce n’est pas la première fois ; je suis assez grande pour passer la soirée sans vous !
- Oui, je sais, mais là… c’est un peu différent ; je risque de rentrer très très tard, enfin, je veux dire que je risque de ne rentrer que demain matin en fait…
- Ah d’accord, je vois ! Wow ! Le grand jeu ! La totale ! Il t’offre carrément une folle nuit d’amour et de débauche dans un palace, c’est ça ?
- Ne dis pas n’importe quoi, s’il te plaît… je…
- Je suis désolée, mais une folle nuit d’amour et de débauche dans un palace, c’est tout sauf n’importe quoi ! Je sais de quoi je parle !
- Comment ça, tu sais de quoi tu parles ?
- Ben… si c’est comme dans les films… c’est tout sauf du n’importe quoi… c’est ce que je voulais dire…
Alex était amusée.
- Bon, alors ; où est le problème ?
- Le petit dort.
- Oui, jusque-là ; c’est normal. A cette heure-ci, depuis bientôt cinq ans, c’est l’heure à laquelle il est au lit, bien au chaud et en sécurité entre Théophile le crocodile, Léon le lion, Zouzou le chien, Peggy la cochonne et Fanfan l’éléphant et il est sans doute en train de rêver de Dora l’exploratrice tout en ronflant comme un pachyderme qui a une sinusite ! Alors, franchement, je ne vois pas où est le problème ; si tant est qu’il y ait un problème ! C’est quoi le problème ? Allez, hop hop hop, la quarantaine ; on saute dans un jeans et va faire ce qu’on a à faire ; allez hop !
- Oui, mais je risque de rentrer très tard…
- Ce n’est pas qu’un risque, tu vas rentrer très tard, je dirais même qu’au mieux, tu vas rentrer très tôt demain matin, la tronche défaite, mais les yeux cernés de bonheur ; et c’est bien là la meilleure raison que tu puisses avoir de rentrer à pas d’heure ! T’inquiète, je le conduirai à l’école ! Allez, file !
- Oui, mais…
- File, je te dis ; tout va bien se passer ! Amusez-vous bien !
En moins de temps qu’il ne fallut pour le dire, Alex enfila le premier jeans qui lui tomba sous la main, un cardigan en cashmere qu’elle portera à même la peau, une petite écharpe de soie. Elle empoigna son sac, y replongea la lettre, jaillit déjà dans la rue et héla le premier taxi qui passa et s’y engouffra.
- Gare Montparnasse, s’il vous plaît !
- C’est parti ! En retard pour le grand soir, on dirait ?
Alex esquissa un sourire mi-ému, mi-embarrassé. Le taxi  fendit la nuit glacée sans que plus aucun mot ne s’échangea entre le chauffeur, tout à son trajet et Alex, plongée dans ses songes, rieuse, rêveuse… Quelques minutes plus tard, le véhicule stoppa à destination. Alex n’attendit même pas sa monnaie et en trois enjambées, sortit du taxi et pénétra dans le hall de la gare. Elle se précipita vers les guichets.
- Bonsoir, je voudrais un aller-retour pour Nantes, s’il vous plaît !
Juste à côté d’elle, une dame d’un âge plus que respectable tentait de se donner une contenance en feignant de chipoter dans son sac à la recherche de mille et un trésors. En fait, elle observait simplement Alex. La petite dame s’approcha doucement d’Alex, comme si l’heure des confidences avait sonné. Elle avança son doux visage marqué par les ans et son regard encore plein de malice.
- Quand on prend un aller-retour, c’est qu’on n’est pas certaine !
- Pardon ?
- Quand on prend un aller-retour, c’est qu’on n’est pas certaine de ses sentiments!
- Oh, non… ça n’a rien à voir, je… c’est pour les enfants, je…
- Moi, je suis certaine que si vous êtes là, c’est que vous avez tout prévu pour vos enfants, ça ne fait aucun doute ! Je me trompe ?
Alex était un peu décontenancée par les questions de la vieille dame et encore plus surprise de s’entendre lui répondre et ainsi raconter sa vie à une parfaite inconnue, ce qui n’était absolument pas dans ses habitudes.
- Je me trompe ?, insista la dame.
- Non, bien sûr que non !
- Ecoutez bien ce que je vais vous dire, ma petite fille ! Vous avez la vie devant vous, mais la vie n’est pas éternelle ! A votre âge, on ne se préoccupe que d’allers simples ; vous aurez bien le temps, le moment venu, de vous occuper du retour ! Croyez-moi !
Et se tournant à son tour vers le guichetier :
- Deux aller-retour pour Bordeaux, s’il vous plaît !
Face à la surprise évidente d’Alex, la vieille dame au chapeau choisit de se justifier.
- Tout au long de ma vie, j’ai pris tous les allers simples possibles et imaginables. A mon âge, il est temps de penser au retour. Vous voyez ma vieille tronche toute ridée ? Vous la voyez ? Chaque ride raconte une histoire. J’en ai fait des voyages, vous savez. Mon Dieu, ce que j’ai pu aimer dans ma vie ! Et je m’en suis pris, des claques dans la gueule ! Au figuré, bien entendu, mais quand même. La vie et les hommes ne m’ont pas épargnée. Eh bien, ma petite fille, je peux vous le dire aujourd’hui ; je referais tout pareil. Vous savez pourquoi ? Je vais vous le dire ! Vous voyez là derrière, à quelques mètres de moi, cette vieille chose qui trépigne d’impatience en portant mes bagages, qui ne me quitte pas des yeux et qui ne va d’ailleurs pas tarder à me remonter les bretelles parce qu’il va inévitablement trouver que je traîne et que je perds mon temps à jacasser, bref, vous le voyez ?
- Euh…
- Vous le voyez ou non ?
- Oui, oui, je le vois !
- Ah, vous m’avez fait peur, j’ai cru que je l’avais perdu !  Eh bien, je vais vous dire une bonne chose ; ce vieux fossile est un emmerdeur de première ! Un emmerdeur comme on n’en fait plus ! Mais c’est le plus merveilleux des emmerdeurs et puis surtout, c’est l’amour de ma vie ! Dès que je l’ai vu, je l’ai su. Bon d’accord, j’ai su aussi qu’il m’en ferait voir des vertes et des pas mûres ! Et nom de Dieu… Oh, ça ne vous choque pas que je dise nom de Dieu ?
- Non, non, pas du tout !
- Ah bon, eh bien, alors ; putain de bordel de merde, qu’est-ce qu’il m’en a fait voir ! Et un caractère avec ça ! Vous vous rendez compte ? Une chance sur six milliards de rencontrer la bonne personne ! Faut le faire quand même, non ? C’est vrai après tout, on croise des gens tout au long de la journée, chaque jour ; ça en fait du monde. Autant de raisons de tomber amoureuse, autant de raisons de se tromper, autant de raisons d’être heureuse et autant de raisons d’être malheureuse. On a beau se chamailler toute la journée comme deux vieilles pies, pour moi, le soleil se lève et se couche avec lui ! Et c’est tout ce que je dois savoir ! C’est tout ce qui compte. Regardez-le, mon Aimé. Il n’a jamais été aussi beau. Il n’a pas assez de ses deux yeux pour me dévorer du regard. Mais ce n’est pas le plus important. Le plus difficile dans la vie n’est pas de savoir si on prend un aller simple ou un aller-retour… Le plus important, ma petite fille, est de ne pas se tromper de destination.
La Terre s’arrêta de tourner. Le rideau se leva. Les nuages se dispersèrent pour laisser place à un ciel bleu. Les doutes s’évanouirent comme par enchantement. La Terre se remis à tourner, mais dans le sens inverse. Une lueur apparut dans les yeux d’Alex. Une évidence. Le temps était suspendu. Dans son esprit resurgirent des mots, des phrases, une explication, une lettre…

Ma douce Alex, Je t’écris ces quelques lignes pour te dire à quel point je t’aime. Dans chacun de tes actes, tes paroles, tes gestes, tes attentions, tes tendresses, tes colères aussi, ta patience, ton impatience, parfois, tes regards, tes baisers, j’ai trouvé bien plus que jamais je n’aurais espéré. Tu es et resteras, à jamais, la femme de ma vie, n’en doute jamais. Je ne pense pas être à la hauteur de ce que tu mérites, mais n’ai jamais eu aucun doute sur l’intensité et l’authenticité de l’amour que j’éprouve pour toi. Et tous les moments que nous avons partagés sont à jamais gravés dans mon cœur. Aujourd’hui, c’est la Saint-Valentin et avec elle, son cortège de cadeaux plus ou moins pathos. Tu te souviens, comme on se moquait des gens à la recherche du cadeau unique, comme si c’était là la seule manière de prouver à quelqu’un qu’on aime, qu’on l’aime. Eh bien, j’ai tourné et retourné des dizaines, des centaines de fois cette question dans ma pauvre tête et torturé mon esprit tout entier occupé par toi. Que vais-je pouvoir offrir à Alex, la femme de ma vie, de suffisamment fort, de suffisamment beau pour qu’elle soit certaine que je l’aime. Il y a des semaines que j’y pense. Et un jour, avant-hier en fait, j’ai enfin trouvé. C’est là le plus beau cadeau que je puisse te faire. Il ne s’achète pas. Il ne se paie pas. Il ne s’emballe pas. Il n’est ni lourd, ni léger. Il est. Il est impalpable. Il est bien au-dessus de tout ça. Je crois, non en fait, je suis certain que c’est là le plus beau cadeau que je puisse te faire, mon bel amour. Ton corps reste à jamais gravé dans ma mémoire. Tes regards à jamais imprimés dans les miens. Tes caresses à jamais sculptées sur mon corps. Tes frissons pour toujours murmurés à mes oreilles. Tes baisers indélébiles sur ma peau. Ton souffle définitivement écho du mien. Ce cadeau, mon amour, porte le plus beau nom qui soit. Liberté. Ce soir, tendre amour, j’ai décidé de t’offrir, que dis-je, de te rendre ta liberté. Et là, je sais que je suis à la hauteur de ce que tu mérites. Je t’aime».

Un sentiment étrange s’empara d’Alex. Curieusement, rien de triste, ni de négatif. Pas non plus de soulagement, bien sûr. Il n’est pas question de bondir et de fêter l’événement. Rien de tout ça. Juste une sensation étrange que cela arrivait pour une bonne raison. La meilleure des raisons. La seule raison valable qui puisse expliquer un tel geste d’amour de la part d’un homme merveilleux. Et c’était bien là le plus beau cadeau qu’il pouvait lui offrir. Elle le reçut de cette manière.

- N’hésitez pas trop longtemps, la vie offre rarement une deuxième chance. C’est à peu près tout ce que je sais, mais ça, j’en suis certaine !
La vieille dame s’apprêtait à se détourner d’Alex lorsque son intuition la retint un instant. Plongeant son regard azur et avisé dans celui d’Alex qui lui confirma un dilemme.
- Il y a deux hommes, n’est-ce pas ?
- Euh… je ne sais pas si on peut dire ça… je…
- Ce n’est pas aux vieux singes que l’on apprend à faire la grimace… je vois bien qu’il y a un dilemme dans votre regard… J’ai connu ça, vous savez. Je sais ce que c’est. On aime un homme, on le sait, on le sent. Et puis, un jour on croise un autre regard, une autre bouche, d’autres mains et tout est chamboulé. Tout est remis en question. Rien n’est cassé, juste… dérangé. Vous vous dites que ce n’est pas grave, que ça va passer. Personne n’y verra rien de toute façon et avec le temps et un peu de chance… Avez-vous de la chance au jeu ?
- Pardon ?... je… je ne sais pas… je…
- Mais si, vous savez ! Vous savez très bien. Et moi aussi. Votre façon de tenter d’éluder la question me confirme ce que je pensais ; vous n’avez pas de chance au jeu ! Et ça, c’est la merde, ma petite fille! Vous aimez deux hommes et là, vous sentez bien qu’il va falloir faire un choix et ça, c’est le drame. Le drame de toute une vie de femme. Vous n’avez pas encore choisi que déjà vous culpabilisez à l’idée de blesser l’un d’eux. Je connais ça aussi. C’est là que votre cœur entre en scène. Vous vous posez mille questions auxquelles vous n’avez pas les réponses et je vous le dis tout de suite, vous ne les aurez jamais. Oubliez tout ça ! Vous savez, la vieille branche qui est devant vous peut vous dire une chose ; les seuls vrais problèmes dans la vie sont la maladie et la mort, tout le reste n’est que contrariétés passagères et perte de temps ! Alors, arrêtez de perdre le vôtre ! Ecoutez votre cœur, ma petite fille, si vous ne savez pas, lui, il sait ! Ou laissez-vous guider par vos hormones, pourquoi pas ; ils sont toujours d’excellents conseils. Ils ne trichent pas. Ecoutez bien ceci, ma petite, il n’y a aucune question à se poser ; celui que vous aimez sans savoir pourquoi vous l’aimez, c’est lui ! Allez ! Ben, dépêchez-vous, vous allez rater votre train. Ce serait dommage !, lui lança-t-elle en clignant malicieusement de l’œil.
Et la dame s’en détourna, l’air réjoui, rejoindre sa moitié qui se dandinait et trépignait d’impatience.
- Madame, attendez !, s’exclama Alex.
- Oui ? Violette ! Je m’appelle, Violette. Et la vieille chose qui s’impatiente, c’est Aimé. Aimé et Violette. Qu’y a-t-il, ma petite fille ?
- Je… merci ! Vous m’en avez appris plus sur moi-même en trois minutes que je n’en aurais appris en vingt ans !... Merci ! Merci beaucoup… Violette !, insista Alex, le regard humide et bouleversé.
(...)



Patricia Oszvald
Publicité
Commentaires
Publicité
lettres inecrites
Newsletter
Archives
Publicité